Partir ou rester, conflit intérieur, shakespearien…
Comme celui de Roméo devant Juliette dans l’une des ultimes scènes de la pièce et du film de Baz Lhurman : quand Roméo a tant de mal à quitter Juliette au petit matin quand il doit s’échapper… « Je dois partir et vivre, ou rester et mourir. » Juliette le supplie de retarder son départ : « Reste donc, tu n’as pas besoin de partir encore. » On connaît la suite !
Dans un autre contexte, Nicolas Bouvier, grand écrivain voyageur écrivait dans son livre « L’Usage du Monde » qu’il était « pour lui plus facile de partir que de rester ». Il avait besoin de liberté pour écrire, mais surtout d’être confronté à ce qu’il appelait « la polyphonie du monde ».
Les cinéastes, d’où qu’ils soient, s’inspirent tous du réel et conçoivent leurs œuvres au cœur d’une société qu’ils dissèquent et reconstruisent, sans limites sauf celles de leur capacité de création et de leur propre liberté.
Mais alors que devient le cinéma quand la dictature s’impose ? Que devient la créativité des cinéastes qui font le choix de rester dans leur pays plongé dans l’obscurité du totalitarisme ?
Le propre de ces régimes est de vouloir régner, non seulement sur le peuple, mais aussi sur son âme. Le cinéma, art populaire par excellence, sera donc la cible principale des dictatures de masse, qui ordonneront aux cinéastes ce qu’ils doivent dire et ne pas dire… C’est pourquoi, face à cette violence morale que beaucoup de réalisateurs ont fui.
La production des pays concernés s’est terriblement appauvrie, car il est terriblement difficile de composer et de louvoyer avec la bêtise. On ne confondra pas ici censure et dictature, le champ de la censure et de l’autocensure étant beaucoup plus vaste et peut avoir comme origines les mœurs et la religion en plus de la politique… La censure empêche sans aucun doute au cinéma de s’épanouir, mais elle peut aussi révéler le potentiel artistique des cinéastes qui ont choisi de rester et de créer dans ce contexte qu’ils contourneront habilement en utilisant par exemple les métaphores et le pouvoir de « l’image absente ». Et de cela, on parle peu. Il ne faut pas oublier non plus que le cinéma est né muet…
C’est par l’ellipse, l’absence d’image que l’on peut imaginer le pire, et ces cinéastes-là l’utiliseront pour témoigner.
L’ellipse, technique narrative puissante très souvent utilisée au cinéma permet d’omettre certaines parties de l’histoire, et faire déduire les événements qui ont lieu… L’ellipse est utilisée pour créer du suspense en omettant des informations cruciales. Le spectateur est alors laissé dans l’incertitude, autant manipulé par ce qu’il voit, que par ce qu’il ne voit pas. C’est là un des outils des cinéastes qui « restent »…
« L’image absente » crée ainsi des failles dans le message des films réalisés dans le contexte d’une dictature, et bien sûr dans le discours univoque des films de propagande. Le spectateur, malgré lui, sera amené à réfléchir sur le décalage entre la réalité de sa vie et de ce qui lui est montré, et à s’interroger sur cette différence entre son intimité et le vécu collectif montrés à l’écran.
Le spectateur ne sera donc pas toujours dupe ! De nombreuses études démontrent le peu d’intérêt porté par le public aux films de propagande, pourtant produits avec de grands moyens. Ces films à thèse n’ont quasi jamais rencontré le succès… Il faut s’en souvenir !
L’exemple le plus significatif et le plus contre-productif est le film de propagande « Le Juif éternel » de Fritz Hippler, produit en 1940 par l’Allemagne nazie. Ce documentaire, tourné dans le ghetto de Varsovie, avait pour objectif de renforcer la « haine du Juif », mais les images tellement réalistes de la détresse et de la misère de ces Polonais ont gêné les spectateurs qui ont très mal reçu le film, refusant de regarder la déchéance provoquée par un système politique niant toute dignité humaine.
Ce sera pareil pour « Scipion l’Africain » réalisé à la gloire de Mussolini, ou pour « le Cuirassé Potemkine », le public, préférant s’identifier à un héros qu’à une masse, boudera ces films. Il en sera de même pour le film « Races », tourné par Franco lui-même : un bide total… Les dictatures se rabattront sur les documentaires, plus faciles à orienter idéologiquement…
Le public, libre d’aller ou non dans une salle de cinéma résistera donc souvent à la propagande d’état en évitant de voir ce type de films. L’état devra en tenir compte, car le cinéma doit être une industrie rentable.
Émergeront donc quand même des films de qualité, loin des superproductions pompeuses à la gloire de la nation ou de son chef. Ce sera donc le cinéma dit de « divertissement », qui sera subtilement subversif et très populaire ! L’humour, le burlesque seront les autres outils de ces cinéastes résistants, généralement oubliés et injustement jugés.
Les dictatures passées pensaient que les films dits de « divertissement », feraient oublier au public les problèmes de la vie quotidienne… Ils se trompaient… À travers l’humour et d’insipides histoires, ces films en diront long à force de ne rien dire. On sait que le film de divertissement est bien plus corrosif que le film à thèse qui ne prêche que les convertis !
Il y a aussi des films très critiques qui ont aussi été tournés sous des régimes totalitaires, en voici quelques exemples qui ont traversé l’époque :
– Bienvenido, Mister Marshall ! (1953) de Luis García Berlanga (Espagne franquiste) : satire comique sur les attentes et les illusions des villageois espagnols face à l’aide américaine après la Seconde Guerre mondiale et « El Verdugo » (1963) du même réalisateur. Cette comédie noire raconte l’histoire d’un homme forcé de devenir bourreau pour conserver un logement social…
– The Firemen’s Ball (1967) de Miloš Forman (Tchécoslovaquie) comédie satirique se déroulant lors d’un bal des pompiers qui tourne au désastre. Le film critique indirectement l’incompétence et la corruption de l’administration…
– Esperando la Carroza (1985) d’Alejandro Doria (Argentine) cette comédie noire argentine, réalisée à la fin de la dictature militaire, raconte l’histoire d’une famille dysfonctionnelle et utilise l’humour pour aborder des thèmes sociaux.
– Johnny 100 Pesos (1993) de Gustavo Graef Marino Comédie sur la criminalité et les médias…
– Memorias del subdesarrollo (1968), et Fraise et Chocolat (1993) de Tomás Gutiérrez Alea (Cuba) qui explorent les effets de la révolution cubaine sur la société…
Il ne faut pas oublier l’Iran, qui compte nombre de cinéastes résistants avec les films :
– Le Cycliste (1987) de Mohsen Makhmalbaf, qui explore les difficultés sociales et économiques après la révolution.
– Close-Up (1990) de Abbas Kiarostami, documentaire-fiction mettant en lumière la réalité malgré la censure
Et surtout, les récents films de Jafar Panahi (Iran) dont le fameux Taxi Téhéran (2015), tourné en secret et sorti du pays clandestinement…
Et qu’en est-il des films tournés dans l’Asie communiste ? La même chose : beaucoup d’exilés et peu de production. Mais un film se détache vraiment du lot : le Détachement féminin rouge (1961) de Xie Jin. Ce film a été tourné pendant le régime communiste chinois et durant la révolution culturelle… La Chine, à la culture plurimillénaire a toujours voulu concilier l’art et la propagande, et ce film magnifiquement réaliste et ludique a eu un énorme succès qui s’est vu adapté en ballet en 2013. Les Français l’ont découvert avec enthousiasme à L’Opéra de Paris et au Théâtre du Châtelet et ont considéré ce ballet comme « parfait ». Son message de propagande était là, mais tempéré par un humanisme et un féminisme affiché qui en fait finalement une arme à double tranchant…
Pour conclure, impossible de ne pas citer les cinéastes qui ont fui à un moment donné de leur carrière, et qui sont devenus aujourd’hui très célèbres. La liste est longue et non exhaustive : Fritz Lang, Billy Wilder, Georg Pabst, Luis Buñuel, Milos Forman, Rainer Werner Fassbinder, Mustapha Akkad, Andrei Tarkovsky, Luis Penzo, Hector Babenco, Miguel Littin, Patrizio Guzmàn, Raul Ruiz, Fernando Solanas, Alejandro Jodorowsky, Mohsen Makhmalbaf, Ashgar Farhadi, Emir Kusturica, Tariq Ali, Guillermo Del Toro, Ang Lee, Sabiha Sumar, et l’emblématique Rithy Pan, survivant des atrocités des Khmers rouges.
Le cinéma, comme moyen de résistance ne mourra jamais.